Radio France - 16/11/2024
Laurent Boyet : le battement d'aile du papillon

Capitaine de police et ancien membre de la CIIVISE, Laurent Boyet est aussi le président fondateur de l'association "Les Papillons", qui vient en aide aux enfants maltraités. Il dédie sa vie à la libération de la parole autour de l’inceste, qu’il a lui même subi enfant.
« Lorsque j'avais six ans et durant trois longues années, j'ai été violé par mon frère, de dix ans mon aîné. Mais aujourd'hui, je sais que non, tous les frères ne font pas comme ça... » (extrait de Tous les frères sont comme ça, le roman biographique de Laurent Boyet)
Tous les frères ne font pas comme ça
Petit dernier d’une fratrie de cinq enfants, Laurent Boyet naît dans la Loire en 1971, d’un père ouvrier et d’une mère assistante maternelle. Son père est souvent absent, sa mère peu affective : il se sent loin de ses parents, qui l’ont eu sur le tard. Son modèle, c’est son frère, avec qui il partage sa chambre. De dix ans son aîné, celui-ci vit en internat mais revient auprès de sa famille à chaque vacances. Laurent a six ans. C’est à ce moment-là, au creux des nuits dans cette chambre, que son monde bascule. Il raconte : « Mon enfance est morte quand mon frère m’a violé pour la première fois, mais surtout elle est morte quand il m’a violé pour la seconde fois. Quand j’ai compris qu’en fait c’était pas un accident et que ça reviendrait encore et encore ». Son calvaire durera trois ans avant qu’il ne récupère la chambre de sa sœur, récemment mariée. Mais le pire reste à venir. « Les années de silence qui m’attendent vont m’entraîner dans des sentiments de honte, de culpabilité, dans un désert de solitude qui va s’accrocher à moi pendant des décennies ».
Récit d’une brutale sortie de l’enfance
De son enfance, Laurent Boyet retient essentiellement des sensations : des images, des bruits, des goûts et des odeurs. C’est l’image de Tom Sawyer courant dans les champs dans le générique de la série éponyme, le goût des groseilles cueillies dans le jardin, l’odeur du café moulu dans les couloirs de sa maison… Et sur une note plus sombre, le son de l’horloge coucou de la salle à manger qui le rassure parce qu’il le « raccroche à la réalité et [lui] rappelle qu’il y a une vie de l’autre côté de la porte de la chambre », cette chambre où il n’entend aucun autre son que les bruissements de draps qui se rapprochent et le bruit du sopalin qui l’essuie. Plus tard, c’est la chanson « Pull marine » d’Isabelle Adjani qui le marque, et cette impression d’être lui aussi au fond de la piscine, abandonné de tous. Il raconte les années terribles de l’adolescence et des études supérieures, le décalage avec ses camarades de classe, son dégoût du sexe et ses insomnies, jusqu’au moment où la vie lui devient trop insupportable. « Je monte sur le parapet d’un pont et j’ai envie de sauter parce que ça peut pas être ça la vie, ça peut pas être cette douleur, ça peut pas être les larmes constamment, ça peut pas être cette peur de la nuit [...] Mais d’un coup je me dis “J’ai pas laissé de mot” et je me dis qu’on va pas comprendre pourquoi j’ai sauté de ce pont, qu’on va croire que c’est parce que j’ai raté mes études et mon frère va s’en sortir. Je suis la seule preuve de ce qu’il m’a fait et je vais m’en aller. Et ça a été pour moi comme une colère, un instinct de survie, j’ai sauté de l’autre côté ».
« Quand on a été victime on a cette certitude d’être laid parce que ce que nous ont fait nos agresseurs nous a enlaidi »
Affronter son propre reflet
Après près de trente ans de silence, Laurent Boyet rencontre Sandrine, sa femme. La simple évocation de son nom l’émeut aux larmes : « Elle m’a sauvé la vie de toutes les façons dont on peut sauver la vie de quelqu’un », résume-t-il. En 2005, alors qu’ils sont fiancés, il lui laisse une lettre sur la table de la cuisine dans laquelle il raconte pour la première fois l’enfer qu’il a vécu et qu’il est incapable de formuler à voix haute. « Elle a eu la réaction qu’on attend toutes et tous quand on est victime : elle m’a dit “je te crois et je serai avec toi” ». Elle lui donne alors la force d’aller plus loin et de révéler son histoire en utilisant l’écriture comme exutoire : Tous les frères sont comme ça, son livre autobiographique, paraît en 2018. S’ensuivent des plateaux de télévision puis la création de son association, Les Papillons.
Les failles de la justice
Chaque année, 165 000 enfants sont victimes d’inceste, soit un enfant toutes les trois minutes et deux enfants par classes en moyenne. C’est pour permettre aux enfants silenciés par leur agresseur de s’exprimer et de trouver de l’aide que Laurent Boyet a monté son association, qui tient son nom d’une métaphore : « Quand on est victime on est comme prisonnier d’une chrysalide alors que tout ce qu’on veut c’est prendre notre envol, libérer notre parole et devenir des papillons ». Depuis sa création, 350 boîtes aux lettres ont été installées en France en partenariat avec les villes, dans les écoles et les clubs de sport. Aujourd'hui, l’association reçoit plusieurs dizaines de mots tous les jours et regroupe 400 bénévoles. C'est grâce à ce dispositif que la petite Lily, du haut de ses dix ans, a pu dénoncer son grand-père en 2022, à la suite de quoi il a été condamné à douze ans de réclusion criminelle. Une façon, pour Laurent Boyet, de « donner du sens à [son] insensé » et de « guérir [son] enfant intérieur », dans un monde où le traitement des violences sexuelles est encore très défaillant. Il rappelle que le taux de classement sans suite s'élève à 86 % dans les affaires de violences sexuelles et 94 % pour les viols, et il est bien placé pour le savoir : Laurent Boyet est capitaine de police. S’il a choisi de faire ce métier pour aider les gens et se sentir utile à la société (et il le revendique fièrement), il admet que les policiers ne sont pas assez formés pour recevoir et traiter ce type de plainte. Mais il trouve son salut dans son travail associatif : un premier espace d'accueil pour les victimes, La Maison Papillon, a ouvert en septembre 2024 à Saint-Estève. Elle propose aux familles un accompagnement psychologique et juridique, des ateliers de prévention et de sensibilisation aux violences sexuelles, des groupes de paroles, mais aussi des formations adressées aux professionnels de l’enfance. D’ailleurs, conclut-il, « S’il fallait recommencer ma vie sachant tout ce qu’il s’est passé, même la douleur du pire, je la recommencerais parce que cette Boîte aux lettres Papillons elle sauve des enfants et j’espère qu’elle en sauvera encore ».
« Il n'est pas question que les enfants d’aujourd’hui traversent le même désert que moi »
Programmation musicale
Étienne Daho - « Le Chant des idoles »
William Sheller - « Un homme heureux »
Jorja Smith - « Greatest Gift »
Extraits additionnels
Isabelle Adjani - « Pull marine »
Chimène Badi - « Entre nous »
Michael Nyman - « The Heart Asks Pleasure First » (bande originale de La leçon de piano de Jane Campion)
Pour suivre notre invité
Tous les frères sont comme ça, son livre autobiographique publié en 2018 aux éditions Hugo Document et Non-assistance à enfants en danger, paru en 2022 aux éditions Alisio, sont à retrouver en librairie.